Sophie Calle face à la parole des aveugles
Regroupant trois séries réalisées en 1986, 1991 et 2010, « Aveugles » est un formidable ouvrage sur la beauté.
Cette absence d’images est au cœur même de cet ouvrage avec lequel l’artiste française parvient une fois de plus à passionner, à étonner, à bouleverser. D’un sujet qui pourrait facilement tomber dans le voyeurisme, le socialement correct ou l’apitoiement dégoulinant, Sophie Calle fait surgir la beauté, l’imaginaire, le rire, la douleur, la poésie.
Conçu en trois parties, il regroupe trois projets différents réalisés en 1986, 1991 et 2010. Outre le contenu, le livre séduit d’emblée par sa forme. En plus des portraits des personnes interrogées, on y découvre des images liées à leurs descriptions ainsi que les mêmes textes imprimés en braille. Textures de papier différentes, formats de pages variés, images soigneusement choisies ou réalisées dans le cadre du projet : tout a été pensé pour créer un véritable livre d’art destiné au plus grand nombre.
Les deux premières parties de l’ouvrage avaient déjà été exposées à plusieurs reprises. Dans ce cadre, elles avaient aussi été publiées, en tout ou en partie, dans plusieurs catalogues. Mais malgré tout le soin apporté à leur mise en page, il s’agissait surtout de témoignages d’exposition offrant des versions encadrées des textes et des images.
Cette fois, l’ensemble a été repensé en fonction du livre, les trois parties se succédant dans une sorte de progression de la recherche de l’auteur.
Dès 1986, Sophie Calle, dont le travail explore régulièrement la disparition et l’absence, s’intéresse au monde des aveugles, interrogeant une série d’entre eux pour savoir qu’elle est leur image de la beauté. Particularité, toutes les personnes qui s’expriment sont aveugles de naissance.
La série s’ouvre avec un homme qui affirme : « La plus belle chose que j’ai vue, c’est la mer, la mer à perte de vue. » Comme lui, beaucoup évoquent la mer. Un autre dit :« On m’a expliqué que c’est bleu, vert et que ça fait des reflets avec le soleil, qui font mal aux yeux. Ca doit être douloureux à regarder. »
La plupart parlent étonnamment de vue, de vision, de regard : « A Versailles, j’aime l’enfilade des jardins, des bassins, des pièces d’eau. C’est magnifique. Il faut les voir depuis la galerie des Glaces, en les surplombant. De là, vous embrassez tout et j’aime à voir l’ensemble. Mon regard plonge, on me décrit et je transpose. »
Et puis ce gamin à la bouille irrésistible : « Le vert c’est beau. Parce que chaque fois que j’aime quelque chose, on me dit que c’est vert. L’herbe est verte, les arbres, les feuilles, la nature… J’aime m’habiller en vert. »
Un seul va à contre-courant de l’enthousiasme de tous les autres. Il affirme : « Le beau, j’en ai fait mon deuil. Je n’ai pas besoin de la beauté, je n’ai pas besoin d’images dans le cerveau. Comme je ne peux pas apprécier la beauté, je l’ai toujours fuie. »
La deuxième partie est très différente. En 1991, Sophie Calle demande à des aveugles ce qu’ils perçoivent. Elle confronte ensuite leurs descriptions à des textes sur le monochrome de Borges, Klein, Malevitch, Manzoni, Rauschenberg, Reinhardt et Richter. Ici, une seule image (ci-dessus) et une succession de pages grises dont l’essentiel est occupé par la version braille en relief des textes repris, en petit, en bas de page. Parfaite adéquation entre le fond et la forme pour une série où la recherche sur la couleur des uns se confond étrangement avec la perception des autres.
La troisième et dernière partie de l’ouvrage est la plus récente. C’est peut-être aussi la plus dramatique. En 2010, Sophie Calle est à Istanbul et y développe un projet dans le cadre d’« Istanbul capitale européenne de la culture ». Elle y interviewe une série de gens qui ont perdu la vue subitement. Elle leur demande de décrire ce qu’ils ont vu pour la dernière fois. Le premier témoignage est digne d’un film. Suite à un conflit avec un automobiliste, un chauffeur de taxi voit celui-ci descendre de son véhicule, revolver à la main, et lui tirer froidement une balle sous l’œil gauche. C’est la dernière chose qu’il a vue. Il la décrit avec une précision effrayante.
Pour cette série, outre le portrait de chaque témoin, Sophie Calle livre une vision de la dernière image décrite : un paysage, la reconstitution d’une image floue ou la description gestuelle par la personne concernée, de l’accident qui lui a fait perdre la vue.
Le livre se termine avec un homme, au bord de la mer. Il dit : « Il n’y a pas de dernière image – j’ai lentement perdu la vue –, mais une image qui reste, celle qui manque : trois enfants que je ne vois pas, assis côte à côte, face à moi, sur le divan du salon, là où vous êtes. »
Et Sophie Calle clôt la série avec l’image du divan, désespérément vide.
Sophie Calle
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